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Nude Art Today 2, préface de Francis Parent

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Le nu, en corps et encore

Cela fait des milliers d’années que le « nu » règne plus ou moins en maître absolu sur les arts plastiques. Objet de fascination, de scandale, de désir, mais aussi de refoulement, il mobilise l’imaginaire des artistes et se mêle à leurs fantasmes. Ce n’est donc pas une mince affaire que d’exposer la nudité. On le sait depuis la perfection des nus grecs qui, en fait, dissimulait un point de vue moral, une idéalité inatteignable, ce que nous désigne bien la métaphore d’Actéons, métamorphosé en cerf par Diane, puis dévoré par ses chiens parce qu’il avait osé la contempler « en vrai » dans son bain. Puis, avec la fameuse Renaissance, précurseur des Lumières, qui fit pourtant revêtir les nus de Michel-Ange abondants dans la chapelle Sixtine, sans oublier Savonarole qui fit carrément brûler toutes les « images lascives » qui commençaient alors à émerger après mille ans de censure chrétienne… Est ce bon XIXe siècle où l’on acceptait les nus académiques parce que doucereux, mais où l’on criait à l’horreur devant ceux de Courbet ou de Manet parce que trop « réalistes ». Courbet, dont « l’Origine du monde » (un sexe de femme en gros plan) restera interdite de vision par « le commun », quasiment jusqu’à nos jours (elle était, il y a encore, cachée derrière un rideau chez le psychanalyste Lacan…).

Mais, par-delà ces quelques exemples exemple, il faudrait des pages et des pages pour rappeler comment le « corps », et plus précisément le « nu », eut à batailler afin de s’imposer non plus simplement comme un passage obligé dans le cursus de tout aspirant artiste, mais comme « un genre en soi ». L’artiste est donc cet Actéon prêt à commettre ce sacrilège : il contemple et dévoile ce qui, en principe, doit rester secret, caché. Son regard s’attarde sur la surface, le volume, la carnation, les membres de cette merveille qu’est le corps, pour en témoigner, soit en faisant l’éloge, soit même en exprimant sa colère vis-à-vis de l’hégémonie que ce corps peut exercer sur lui. Hamonie et complexité des lignes, vibrations des surfaces, colorations subtiles, virtualité du mouvement, dimension érotique et tendresse sont quelques-uns des ingrédients de la représentation qu’il font que le « nu », malgré sa surenchère, reste aujourd’hui encore l’un des sujets les plus convoités de l’artiste. Pudique, classique ou provocateur, il se prête à toutes sortes d’interprétations. Il peut fonctionner comme allégorie, comme emblème aux métaphore, il peut aussi tout simplement figurer comme un objet de plaisir : « on ne sait pas ce que le corps » disais justement Spinoza.

Quoi qu’il arrive, il incarne toujours le goût et l’esprit de son époque, le caractère de la société à laquelle il appartient, dévoilant ses goûts et ses moeurs, nous renseignant du même coup sur l’évolution de l’art du temps. C’est pour toutes ces raisons que, malgré la divulgation excessive de l’image du corps au travers des médias, le « nu », accaparé aussi pas les nouvelles technologies, ne risque pas de déserté le plan du tableau ni l’espace de la sculpture !
De nos jours, dépourvu du contexte mythologique ou religieux d’autrefois, ce « nu » se présente libéré de tout prétexte. Il peut donc solliciter notre intérêt en tant que tel : cible et monument, reflet de l’artiste au cœur de l’espace peint, il nous nargue de sa présence insolite. Calligraphié, déformé, fragmenté ou respecté dans son intégrité, conventionnel ou provocant, il est aussi un alibi pour ordonner le matériau et réaliser l’image peinte ou l’objet en ronde-bosse. Photographié, peint ou sculpté, il peut être réaliste, expressionnistes, symboliste, etc., et incarner ainsi toutes les filiations des tendances historiques de l’expression artistique.

Le nu aujourd’hui

Mais assez d’introduction historique, parlons maintenant des artistes que nous avons sélectionnés pour ce nouveau volume à la thématique décidément inépuisable.
Parmi ceux-ci, quelques-uns occupent depuis longtemps une place importante sur la scène parisienne. Le plus connu est certainement Rustin, qui a dorénavant sa propre fondation près de Beaubourg, et dont les personnages s’impose par leur « inquiétante étrangeté ». Malgré leur nudité, ils dépassent en effet de beaucoup le genre car ils sont munis de têtes et de vrais regards surplombant des corps qui, seuls et démunis, leur sexe souvent ostensiblement exhibé, transmettent un sentiment troublant de solitude et d’abandon qui nous renvoie notre propre dénuement devant la vie (mais comment dire toute la richesse d’une œuvre plastique quand on se rappelle l’apostrophe de Bacon à Daniel Sylvestre : « si on peut le dire, pourquoi le peindre ? »). Hadad jouit aussi d’une grande notoriété avec une œuvre qui passe de la chair de la peinture à la chair humaine avec une douceur extrême, grâce à des pâtes épaisses, grattées, redessinées, caressées… Ne donnant à voir avec une magnificence que l’essentiel de la corporéité, cette oeuvre désigne d’autant plus subtilement l’essence même de l’existence. Esteban est aussi un classique qui nous a habitués à ses corps gigantesques et insolites à connotation allégorique ou surréaliste. harper, lui, pastichant les tendances des années 1930, semble illustrer les scènes mythologiques issues des métamorphoses D’Ovide.

Quant à Solomoukha, il cite ici le chef-d’œuvre du XIXe siècle, « le radeau de la méduse », mais grâce à des procédés photographiques actuels, il le remet en scène dans une nouvelle et impressionnante composition monumentale constituée de nus féminins qui, cette fois, dérivent dans l’espace urbain déliquescent d’aujourd’hui

L’ombre de Picasso et de Bacon, grands maîtres du nu, plane sur beaucoup des artistes qui évitent le vrai réalisme – sauf quelques rares cas, tels l’hyperréaliste Pouchous ou encore la dramaturge de l’expectative de la vie qu’est Palakarkina – lui préférant des représentations fortement expressives. Rares sont ceux qui ceux qui se contentent de reproduire le visible. Une note personnelle, une obsession, intervint toujours pour donner à leur oeuvre un caractère particulier.

La plus importante catégorie de notre ensemble est ainsi constituée de peintres qui travaillent dans un esprit expressionniste, dont Labégorre et Shahabuddin restent des artistes emblématiques. Ils se distinguent souvent par leurs couleurs criardes (Del Castillo, Viale, Oxiane…), la violence du trait (Rein, Erny, Marquet, Fillot…), des effets d’interpénétration de matières, comme chez l’étonnant Loulé, ou des dégoulinures comme chez Leysin. Ils modèlent des chairs abondantes qui couvrent souvent la surface totale des tableaux, l’effet de masse favorisant un sentiment de monumentalité. Les corps sont représentés souvent sans tête, les artistes soulignant ainsi avant tout leur intérêt pour le noeud des muscles, les membres éclatés, les chairs abondantes ( Ducrocq…). Le corps expressionniste apparaît souvent seul à se débattre au milieu de la toile ; rares sont les exceptions comme chez Taklanti où deux corps s’affrontent dans une posture de lutte. Unique et aussi la maternité de Mischenko d’où émanent, malgré une apparente confusion picturale, douceur et tendresse. Dans certaines images, le corps nu se détache d’un fond sombre qui le met encore plus en relief, comme chez Berclaz, ou chez le très « baconien » Keller, tandis qu’ailleurs corps et arrière-plan se confondent, formant une sorte de « paysage vital » comme chez Féraud.

Dans une autre catégorie, que l’on pourrait nommer symbolistes–réaliste, on peut regrouper certains artistes proches de l’esprit Rustin, tels Lemaire, Chauvel, Blanc… ou bien Painter, dont l’onctuosité de la peinture se confond avec l’onctuosité des cher, c’est–à–dire avec la vie, alors que Bailly, lui, en plus réaliste, avec ses nus désolés, isolés dans des natures elles-mêmes désolées, nous renvoie plutôt à l’indicible de « l’Etre ». Chez ceux-ci, on retrouve donc, chacun à leur manière, la même mélancolie et le même sentiment de solitude qui caractérisent l’œuvre du maître. Parfois on peut aussi y relever un peu d’érotisme – mêlé de surréalisme chez Isabelle I, mêlé de sadomasochisme chez Bonnand -, ou encore y trouver une certaine nostalgie pour l’Antiquité comme dans la magnificence des peintures de Brigaudiot. Les trios de femmes de Guinebault pourraient aussi être, dans leur narrativité (habituellement plus expansive) une version moderne des « trois graces ».

Dans le monde de Lamberty, et a fortiori dans celui de Kanall, plane aussi une « inquiétante étrangeté », mais cette fois plus surréaliste, tandis que la figure poupine de la « la secrète », de Muller, nous adresse une douceur poétique bien singulière et que, malgré l’étonnante noirceur de son dessin/dessein, le nu debout de Whright se révèle d’une sobriété quasi classique. Avec des factures pourtant très différentes, Lamalattie rejoint Petit et même Le Du, car dans leurs images que l’on retrouve une même volonté de « narrativité » qui s’exprime de façon plus ou moins ample. Une narrativité aussi enfouie dans les étranges tempéra de Bègue où l’on peut décrypter une « nature » de la femme qui irait de la damnation de l’érotisme à terrestre à la béatification céleste, comme du miracle de la naissance à la finitude de la mort. Une préoccupation des rapports du sexe à la mort qui se lit aussi dans l’œuvre de Aude sauf qu’ici elle se double d’une réflexion sur le « corps » même de la peinture mis à mort par une certaine « contemporanéité ».

Les artistes qui s’expriment uniquement par le dessin ne se limitent pas à de simples esquisses parfois à la limite de l’abstraction. Chez eux, le « nu » se prête à des compositions souvent complexes, voir aussi colorées. Ceux qui préfèrent le noir et blanc, ou les visions monochromes, oeuvrent dans le sens de la sculpturalité : le corps a l’air de se détacher du fond, animant la surface blanche grâce à la ligne et la tâche, avec par exemple le minimalisme de David ou Kohler, le tachisme de M.Gallo, Saurel, Brunet, Achimsky. Chez d’autres, l’intervention de la couleur complexifie la composition et rend l’’oeuvre plus dense (Cros…). Nombreux sont les dessinateurs qui usent d’une verve expressionniste : bien sur les déjà classiques Ducaroir ou Sainrapt, mais aussi Madre, Benoualid, Bezançon, Bouvard, Fougerousse…Geschwind tente de partir du corps pour aboutir à une forme abstraite, alors que Hofmann oppose en diptyques pertinents, figuration et abstraction. Quelques dessinateurs imprégnés de l’imaginaire et les techniques du Pop Art n’hésitent pas à s’exprimer dans un style proche de la figuration libre : Balafante, Collard ou encore plus proche de la bande dessinée ; Harrewyn, Anguelidis… sans oublier Boigeol et son humour caractéristique ou Maurel et ses souvenirs ambigus de poupées. Grâce à ces procédés, leurs dessins obtiennent une vivacité et un esprit désinvolte qui renouvellent joyeusement le classicisme du sujet.

Une technique qui a bien sûr encore plus renouvelé ce genre ancestral, c’est la photographie. Signe des temps (depuis Muybridge jusqu’au numérique, la photo c’est bien démocratisée et, en conséquence, le « nu » aussi !…) Nous avons, cette année, de plus en plus de photographes remarquables !

Considérée habituellement comme le reflet fidèle de la réalité par des biais de poses imprévisibles, de lumières étranges, de compositions recherchées, etc., la photographie de qualité écarte toute vision banale, tout aspect prévisible. Dans l’ensemble règne évidemment le nu féminin (héritage d’un passé pictural non reniable). Les jeux du clair-obscur, très contrasté, mettant en valeur les volumes, semblent avoir intéressé un grand nombre de photographes : Zadilskoa, Pernot, Somogyi, Szydlowski, Wavoekeke… les positions de la danse et les étirements du corps qui favorisent la mobilité virtuelle des membres et des muscles, ont donné lieu à des photos très réussies, particulièrement chez Gaidai ou bien encore chez Torrent, Scotti, Martinez, Hanauer… Certains photographes, au contraire, ont mis l’accent sur l’immobilité, donnant à leurs nus un caractère scultural, comme chez les dorénavant bien reconnus Peter ou Anguelova, mais aussi chez Meyer, Aghemio, Zadilskoa, Dorez…D’autres encore se souviennent de « l’explosante fixe » de Breton et prêtent à leur photo un caractère mystérieux, voire plus surréaliste : Oberlé, Dildo, Four ou Constant qui se réapproprie, à sa manière, le cruel Saturne dévorant un de ses enfants de Goya.

On ne peut pas regarder les nus masculins d’Eden er de Kollen sans penser à la superbe influence de Robert Mapplethorpe. Leur rareté les rend d’autant plus impressionants. Il y a aussi quelques photos étonnantes de nus fixés dans un cadre naturel ou encore à l’interieur d’un environnement peint, voire saisis entre perfomance et hybridations fantastiques comme chez Gligorov. Grâce à leur mise en scène complétement décalées, ces photographes se révèlent davantage « plasticiens-installateurs ». Il en va de même pour Dumas, Beli, Rollo van de Vyver, Popesco, Dabosville, Prost… Du trio des femmes de James émane un érotisme tendre, tandis que le groupe d’hommes nus de Nullans semble évoquer tout un univers personnel aux réminiscences douloureuses. Enfin, des artistes comme Simenon, Tomislav, Gernigon, Avons-Bariot, Fantasia travaillent leurs photographies avec les procédés actuels de l’informatique, ce qui leur permet de briser là aussi le classicisme du genre et de l’appréhender de manière très novatrice voire parfois très fantaisiste. Le « nu » arrive, avec la sculpture, à son apothéose. Les trois dimensions, le toucher, la succession du plein et du vide, la brillance, etc., Contribuent à donner vie à la matière inerte, à créer des rythmes harmonieux et à occuper l’espace de façon magistrale. La plupart des sculpteurs de notre ensemble évitent le classicisme trop réaliste, sans pourtant innover outre mesure car les limites du genre y sont bien plus contraignantes qu’en peinture (voir, par exemple, le classicisme détourné depuis longtemps par M.Martine). Le « nu » est pour la plupart féminin et exalté pour son élégence et ses courbes spécifiques chez Itzykson, Guinard ou Luis. Peu d’artistes usent du fragment comme Tremblay ou de recherches mixtes comme chez Shasmoukine ou Werle, voire d’humour inquiétant comme chez Fafiani ou encore d’humour paillard comme chez Berry.
Le monstrueux attire certains de ces artistes, avec comme référence, l’incomparable Glamotchak, dont la puissance du travail nous renvoie plus au « discours de la chair et de la viande » (comme le préconisait l’initiateur du body art, François Pluchart), qu’à de la sculture traditionnelle… mais aussi avec Schmid et son impressionnante « Harpie », ou Rasko, Parrenin et Bendelé. Chez Wilga Lerat, le corps devient un motif de relief, tandis que Jaquet avec sa belle Fleur du désir nous amène aux abords de l’abstraction, tout comme Brimson avec ses « poires » dont les formes en ronde-bosse deviennent plus que métaphoriques…

On ne peut évidemment pas citer dans cette préface les quelque deux cents artistes présents pour cette nouvelle édition de l’Art du nu, encore moins les commenter ; chacun a, de toute façon, à sa double page alphabétique, une petite explication personnelle.
Mais, on l’aura compris, cette richesse des visions du corps, et plus précisément celles du « nu », avec leurs styles et leurs genres différents, nous confirme non seulement la vitalité toujours actuelle du sujets, mais aussi que celui-ci restera pour longtemps une source d’inspiration intarissable chez les artistes de demain.
Car commo l’a écrit Paul Valéry dans ses carnets : « (le nu c’est) l’unique, le vrai, l’éternel, le complet, l’insurmontable système de référence »…

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