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Nude Art Today 3, préface de Francis Parent

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Après avoir évoqué la question d’un point de vue plutôt historique dans les premières publications du Nu 1 puis du Nu 2, peut-être pourrions nous, dans ce troisième ouvrage, nous interroger sur la place de cette question dans l’histoire de l’esthétique. Le nu et son histoire appartiennent à la question de la représentation dans le domaine de l’art, en général. Axe essentiel de la pensée artistique, la représentation du corps humain, qui plus est en nu, n’est qu’une inlassable construction intellectuelle, qui révèle au cours des âges le regard posé par l’homme sur lui-même et ses critères du beau.

L’esthétique du nu

En contemplant la Vénus de Lespugue (Musée de l’Homme, Paris), on a peine à croire que ces rondeurs, datées de – 26 à – 24000 ans avant nos jours, furent créées à partir de cercles et losange : les seins, le ventre et les hanches s’inscrivent ainsi dans un cercle autour duquel un losange inclut la tête et les jambes. Ces canons stylistiques préhistoriques furent bien mis en évidence par l’ethnologue André Leroi-Gourhan. Au Ve siècle av. J.-C., Polyclète rédige un traité sur l’art de la sculpture, le Canon (terme resté valable aujourd’hui encore), où il développe sa théorie de la perfection du corps humain, démontrant que celui-ci est régit par les nombres et la symétrie, comme le reste de la nature. Son Doryphore (porte-lance) en est une desplus éclatantes réalisations, qui malheureusement nous est parvenu (comme la plupart des oeuvres grecques originellement en bronze et donc disparues) grâce à une réplique romaine en marbre (Museo archeologico nazionale, Naples). Ce qui rejoint la définition cézanienne de la modernité : traiter la nature par le cylindre la sphère et le cône, qui confirme bien le fait que c’est à travers l’intuition de nombres, que les artistes cherchent depuis la préhistoire, à dérober à la nature ses formes. L’idée même de la perfection plastique du corps, reste un antique fantasme cher à l’homme, que la chirurgie esthétique d’aujourd’hui promet de réaliser pour chacun. Ce qui pose la question de jusqu’à quel point peut-on confondre l’art avec la vie, l’esprit avec la nature, l’humanisme avec l’animalité, le nu avec la nudité ? Vers 1492, Léonard de Vinci dessine à la plume le corps nu d’un homme, avec quatre bras ouverts, deux jambes écartées et deux autres jointes : Étude des proportions du corps humain selon Vitruve, il inscrit ainsi son modèle dans un carré et un cercle plus grand. Cette oeuvre qui a appartenu à la collection d’oeuvres d’art graphique de Giuseppe Bossia a été achetée, en 1822, par les Gallerie dell’Accademia de Venise. Dans cette oeuvre essentielle, l’artiste florentin proclame le corps nu comme étalon, comme unité de mesure en architecture, critère de beauté, de perfection et d’immortalité en art.À la même époque, deux des plus célèbres nus de l’histoire de l’art dissimulent un ferment érotique indispensable à leur irrésistible aura, le désir qui appelle à la vie. La Vénus endormie (Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde) de Giorgione, ainsi que la Vénus d’Urbino (Galleria degli Uffizi, Florence) du Titien, étaient des commandes destinées à être des tableaux de mariage. À Venise, à la Renaissance, accrocher de belles nudités masculines ou féminines dans la chambre de jeunes époux était une tradition ; les femmes qui regardaient ces beaux corps au moment de la fécondation pensaient accoucher d’un enfant aux semblables proportions.

Un genre qui dérange

En 2009, nous avons tous été frappé de stupeur apprenant l’interdiction par l’Underground londonien de l’affiche annonçant l’exposition du peintre allemand du début du XVIe Lucas Cranach l’Ancien à la Royal Academy, l’opérateur de transport imaginant que la seule vue de ce corps dénudé pouvait offenser les commuters. Il n’est peut-être pas si étonnant de voir la réaction de ces responsables juger indécente cette femme peinte au corps beaucoup trop voyant par rapport à sa petite tête délicate, son cou orné de colliers précieux, cachant bien mal sa nudité avec une gaze transparente. Le Saint Sébastien de Guido Réni (Palazzo Rosso, Gênes) inspire ainsi un ardent désir à l’écrivain japonais Yukio Mishima qu’il relate dans son livre Les confessions d’un masque (publié en 1949). Un peu plus d’une cinquantaine d’années avant que Gustave Courbet peigne L’Origine du monde (au Musée d’Orsay, Paris, après avoir été cachée derrière un rideau chez le psychanalyste Jacques Lacan) en 1866, Francisco Goya osait déjà peindre, du jamais vu auparavant en peinture, un pubis duveté à La maja desnuda (Museo del Prado, Madrid), la facétieuse Espagnole nous regarde droit dans les yeux et c’est là toute son impudeur comme l’Olympia (Musée d’Orsay, Paris) que Manet nous révèle en 1863, et qui marque les débuts de l’art moderne. Tout comme son illustre prédécesseur Lucas Cranach l’Ancien, Jean-Auguste-Dominique Ingres se moque parfaitement du canon imposé par le modèle grec et s’adresse subrepticement aux sens. Sa Grande Odalisque (Musée du Louvre, Paris) au corps bien trop long – que d’aucuns lui attribuèrent quelques vertèbres supplémentaires –, à la chair trop blanche, qui envoûte le spectateur par un déhanchement sensuel et ondulant. Ce n’est qu’un pur fantasme de peintre. Grand spécialiste du nu dans l’histoire de l’art, Kenneth Clark remarque : « Nous sommes ce corps représenté, il éveille les souvenirs de tous nos désirs, notamment le désir de se perpétuer. […] Le désir d’étreindre un corps humain, de s’unir à lui est partie si intégrante de notre nature qu’il influence inévitablement notre jugement sur ce qu’on nomme la forme pure. C’est là assurément ce qui explique la difficulté du nu en tant que représentation artistique, puisque ces instincts ne sauraient êtres dissimulés et acquérir une force de sublimation, comme lorsque nous admirons une poterie. » Dans un autre passage, il renforce son jugement : « Les artistes gothiques étaient en mesure de dessiner des animaux puisque aucune abstraction n’intervenait. Mais en revanche, ils se révélaien incapables de dessiner le nu, parce que le nu était une idée que leur philosophie des formes ne pouvait assimiler. » Aux beaux-arts, l’étude d’après modèle vivant revient en force. Mais quand entre un modèle au caractère trempé et un peintre de génie s’installe une collaboration et une connivence, cela engendre des oeuvres uniques comme Le Nu sombre (Musée Maillol, Paris) ; Dina Vierny nous fait partager l’intimité de cette pose : « Je prenais des bains de soleil et cela rendait fou Pierre Bonnard. Il avait dans la tête la peau diaphane de la Grande Baigneuse blessée de Renoir. Il rêvait d’un cachet d’aspirine. » Le teint halé de Dina influença donc la palette du vieux maître. Seulement est-ce le modèle qui fait l’oeuvre ou bien l’artiste ? Le nu est la seule image artistique où s’opère un glissement fantasmatique remettant en question notre être intime. La frontière entre la convenance et l’inconvenance, entre la moralité et l’immoralité vacille, le nu dans la peinture reste un objet d’identification et de scandale. « Conscient de sa destinée spirituelle, l’homme a honte de sa nudité qui doit rester cachée », écrit le philosophe allemand Hegel dans son Esthétique ou philosophie de l’art (1835-1837). Si le nu dans l’art est mimesis, imitation d’un modèle réel, l’artiste de génie ne se contente jamais d’en restituer servilement juste l’anatomie, ni de l’embellir pour demeurer au plus près du goût du jour, comme ce fut le cas pour les nus peints de triste mémoire par les Pompiers du XIXe. La peinture est une abstraction mentale (cosa mentale disait Léonard de Vinci), et la force d’un nu, c’est une valeur purement artistique qui transcende la forme réelle, lui conférant une autre vie. De ce point de vue, on ne peut confondre l’art avec la vie. Et ce nouvel ouvrage devrait faire un nouveau et large point sur les différentes façons qu’ont les artistes d’aujourd’hui d’aborder cette question si riche du nu.

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